Michel Houellebecq « Quatrains » à la Galerie Air de Paris (15 septembre – 3 novembre 2018)

Le titre Quatrains – terme qui signifie les poèmes en quatre vers – laisse spontanément pressentir le rôle important que la poésie va jouer au sein de l’exposition. La poésie est en effet omniprésente : les vers sont inscrits sur les murs de la galerie, incrustés sur les photographies, déclamés sur le fond musical qui tourne en boucle. Toutefois ce ne sont pas seulement les yeux et les oreilles du visiteur qui seuls prêtent attention aux poèmes, mais tout son être. Sans aucune intention préalable, de ces courts poèmes j’ai d’un coup attendu la réponse à des questions universelles : « quel est le sens de la vie, de la mienne et de toute l’espèce humaine ? », « a-t-elle un avenir ? », « y a-t-il un dieu ? », « la mort, est-elle la fin de tout ? » etc. Questions dont le propre est, semble-t-il, de rester sans réponse. Ils stimulent la réflexion et la mènent à l’impasse tout à la fois. La concision, la portée lyrique et le sens philosophique qu’insinuent ces strophes en quatre vers, font penser au haïku japonais, mais un haïku hétérodoxe, déviant, dont les règles de composition ont été transformées par l’auteur et adaptées à sa sensibilité.

PRÉSENTATION

L’exposition est composée de sept installations combinant la poésie, la photographie et la musique – les mots, les images et les sons. A chaque quatrain inscrit sur le mur correspond une ou plusieurs photographies juxtaposées. Quatre installations sont accompagnées d’enregistrements musicaux – tirés du disque Présence humaine (2000) – qui donnent aux quatrains inscrits sur les murs une existence sonore.

Houellebecq-vue-d-exposition
Vue d’exposition Quatrains.
©Air de Paris, http://www.airdeparis.com/now.htm

Les quatrains choisis pour l’exposition sont extraits des poèmes disséminés dans différents volumes de poésie de Michel Houellebecq : Le sens du combat (1996), La Poursuite du bonheur (1997), Renaissance (1999) et Configuration du dernier rivage (2013). Ils évoquent un monde où l’homme est absent.

Les photographies qui les accompagnent représentent la nature exempte de présence humaine. Ces images de déserts rasés par le vent, de rochers couverts de mousse, d’eaux tranquilles où la vie peut éclore, de ciel nuageux etc. semblent être tirées d’un magazine dédié à la nature comme National Geographic. Les couleurs nettes renforcent le caractère irréel de ces paysages qui expriment ainsi leur indépendance – indifférence – à l’égard de l’homme. Ils sont inhumains.

Les deux poèmes mis en musique Présence humaine et Crépuscule qu’on peut écouter dans l’espace de la galerie, permettent au visiteur de s’immerger dans cet univers naturel dépourvu d’humain. La musique est une force : elle transporte vers un ailleurs, elle efface tout ce qui précède son écoute et crée une nouvelle situation, une nouvelle réalité dans laquelle s’enfonce progressivement celui qui l’écoute.

Houellebecq_nous-avons-existe

Inscriptions #028, tirage pigmentaire sur papier Baryta contrecollé sur Dibond, 49,5 x 70,50 cm, Editions de 4 ;  « Nous avons existé, telle est notre légende ; / Certains de nos désirs ont construit cette ville / Nous avons combattu des puissances hostiles, / Puis nos bras amaigris ont lâché les commandes » (La Poursuite du bonheur).
© Air de Paris, http://www.airdeparis.com/now.htm

Ainsi le visiteur est mis devant une expérience imaginaire, qui n’en est pas vraiment une : il se voit seul face à cette nature indifférente où il n’y a plus de société, ni de foules, ni d’amis, ni de famille, ni de passants solitaires ; pas de chaleur humaine non plus, même pas de simple présence de quelqu’un. Cette situation d’abandon, ressentie et sincèrement éprouvée, l’oblige – ne serait-ce que pendant un bref moment – à regarder la vie autrement. Certes, pour la relativiser, la dédramatiser, l’accepter aussi telle qu’elle est, c’est-à-dire faible et limitée, mais surtout pour ne pas la perdre complètement en oubliant qu’elle est le résultat d’une probabilité tellement infime qu’elle se confond avec l’impossible. On a eu toutes les chances de ne pas être né, et pourtant on existe. De la sorte, ces paysages immobiles et dépourvus de présence humaine, paradoxalement, incitent à vivre. Humblement.

EXCEPTIONS

Cependant deux installations se différencient des autres.

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Inscriptions #036, tirage pigmentaire sur papier Baryta contrecollé sur Dibond, 49,5 x 70,50 cm, Editions de 4 ; « Nous avions des moments d’amour injustifié » (Renaissance).
Air de Paris

La première, qui coupe symboliquement l’exposition en deux, présente une route de bitume au milieu d’un forêt. Contrairement aux autres, seulement cette image évoque la présence humaine ; quelqu’un a dû déjà passer par ici, peut-être quelqu’un va encore y passer. Elle est sous-titrée par le dernier vers du poème Crépuscule : « Nous avions des moments d’amour injustifiés » (M. Houellebecq, Renaissance in Poésie, Ed. J’ai lu, p. 311). Parmi les pièces exposées qui ne donnent à voir que le monde vide de toute affection, d’un moindre sentiment, c’est aussi la seule image qui évoque l’amour. Pour cette raison, elle est bouleversante.

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Inscriptions #001 – Inscriptions #002 – Inscriptions #003 – Inscriptions #004, polyptyque, 4 tirages pigmentaires (2016) sur papier Baryta contrecollés sur Dibond, ‘ x (99,4 x 146 x 3,3 cm), Edition de 4 ; « Le bloc énuméré / De l’œil qui se referme / Dans l’espace écrasé / Contient le dernier terme ».
© Air de Paris, http://www.airdeparis.com/now.htm

La deuxième installation, c’est un polyptyque composé de quatre photographies en noir et blanc. Sur chacune est inscrite un vers d’un quatrain sans titre extrait de Configuration du dernier rivage : « Le bloc énuméré / De l’œil qui se referme / Dans l’espace écrasé / Contient le dernier terme » (Ibidem, p. 424). Deux premières images suggèrent un corps masculin à demi nu, à peine reconnaissable ; les deux suivantes semblent représenter des blocs en pierre entre lesquels se dissimule l’ombre. « Le dernier terme », le point final, la mort.

NOUVEAU POÈME

Les vers disséminés au sein de la galerie, si on les rassemble suivant l’ordre de l’exposition, donnent lieu à un nouveau poème en six strophes.

Nous avons existé, telle est notre légende ;
Certains de nos désirs ont construit cette ville
Nous avons combattu des puissances hostiles,
Puis nos bras amaigris ont lâché les commandes.

Alors s’établira le dialogue des machines
Et l’informationnel remplira, triomphant,
Le cadavre vide de la structure divine ;
Puis il fonctionnera jusqu’à la fin des temps. 

Les hommages à l’humanité
Se multiplient sur la pelouse
Ils étaient au nombre de douze,
Leur vie était très limitée.

Nous avions des moments d’amour injustifiés.

Le sang des petits mammifères
Est nécessaire à l’équilibre,
Leurs ossements et leurs viscères
Sont les conditions d’une vie libre.

Les morts sont habillés en bleu
Et les Bleus habillés en morts
Toujours un endroit où il pleut,
Pas de vie au-delà des corps.

Le bloc énuméré
De l’œil qui se referme
Dans l’espace écrasé
Contient le dernier terme.

La structure de ce nouveau poème laisse voir la structure de l’exposition : les trois premiers vers qui correspondent aux trois premières pièces de l’exposition, parlent de l’absence de l’homme ; les trois derniers – de la mort. Ils sont séparés, comme par une césure, par un simple vers en alexandrin : « Nous avions des moments d’amour injustifiés ».

L’exposition dans son ensemble est plus modeste par rapport à celle – spectaculaire, monumentale, scénographies à un détail près – qui a eu lieu en 2016 au Palais de Tokyo. Cependant, si l’on fait abstraction de la dimension personnelle qui a occupé une large place au Palais de Tokyo, la dimension spirituelle dans les deux expositions reste fondamentalement la même. D’ailleurs, le minimalisme et la sobriété de l’exposition à la galerie offrent au visiteur les conditions plus propices pour éprouver, goûter lentement, sans rien omettre, le sentiment de l’absence et de la mort au sein de la vie – qui semble hanter en continu la poésie de Houellebecq.

Le communiqué qui accompagne l’événement paraît difficile à comprendre. La présentation du concept de structure qui a été mis en avant dans le texte ainsi que la description des procédés propres au travail de Houellebecq auraient pu – me semble-t-il – être formulés avec plus de simplicité.

EXCURSUS SUR RESTER VIVANT

Il y a des livres qui sont plus proches de la vie que les autres. Rester vivant en est un. Publié en 1991 par Michel Houellebecq aux Editions de la Différence. C’est un manuel pour ceux qui veulent écrire mais qui n’y arrivent pas, qui se débattent avec eux-mêmes, découragés par une possibilité : d’être pris pour des parasites sociaux.

Il y a de nombreuses voies pour remplir la vie : agir, créer, travailler, jouer, se déplacer, expérimenter, aimer… L’écriture n’en est qu’une dans la panoplie de possibilités. Elle ne concerne pas tout le monde ; d’ailleurs, les écrivains eux-mêmes n’écrivent pas tout le temps, ils doivent aussi s’occuper du reste de leur vie.

L’antiquité grecque et romaine connaît une profusion de manuels qui apprennent comment bien vivre. L’époque chrétienne n’en connaît pas moins. Aujourd’hui, c’est probablement la même chose. Mais il ne s’agit pas de bonheur, de vie éternelle, même pas d’auto-réalisation. Il ne s’agit que de rester vivant.

Certes ce manuel fait penser aux Conseils aux jeunes littérateurs de Charles Baudelaire, opuscule instructif pour qui souhaite prendre la plume et avoir du succès. Mais ce n’est pas de succès non plus qu’il s’agit dans Rester vivant : « votre mission la plus profonde est de creuser vers le Vrai » (M. Houellebecq, Rester vivant in : Poésie, Ed. J’ai lu, p. 29). L’auteur précise tout de suite : « La vérité est scandaleuse. Mais, sans elle, il n’y a rien qui vaille. Une vision honnête et naïve du monde est déjà un chef-d’œuvre. En regard de cette exigence, l’originalité pèse peu » (Ibidem, p. 29).

Rester vivant semble un objectif peu ambitieux. Pourtant il en est un. Regarder les choses en face, chercher à les nommer par leurs propres noms, savoir épouser la honte, le ridicule, le mépris etc., bref : rester vivant, ne pas se laisser fouler, peuvent épuiser.

Quant à la vérité, une précision doit être ajoutée. La vérité n’est pas un grand mot du vocabulaire philosophique, même si l’on écrit avec un grand « V ». Elle l’est pour ceux qui s’y dérobent eux-mêmes. Car la vérité est la seule chose qui est à la portée de main de chacun, sans exception ; accessible à chaque instant ; rien n’est plus direct qu’elle. Mentir exige une imagination, une ingéniosité, un sens de narration, beaucoup de temps et d’efforts. Dire la vérité ne demande rien, seulement un peu de courage (ne pas avoir peur de perdre) car elle est parfois difficile à énoncer. Mais quand elle est dite, c’est comme l’entrée dans la transparence de l’univers.

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