Vue du trottoir, l’exposition actuellement présentée à la Galerie Anne Barrault, attire l’attention. Le passant regarde à travers la baie vitrée et voit des tableaux dont certains sont bariolés et d’un réalisme troublant – troublant comme le sont des figures de cire –, d’autres semblent comme gribouillés par un enfant de six ans. La curiosité oblige à entrer.
Entouré par ces grandes peintures, on peut se demander si c’est du kitch décoratif ou bien des tableaux vraiment novateurs. Sans vouloir trancher cette question, ni mettre fin à l’hésitation, il faut dire – sur quoi insiste d’ailleurs le titre même de l’exposition – que ce sont surtout des nouveaux tableaux de l’artiste Pierre Moignard.
Pierre Moignard, né en 1961 en Algérie, est un serial painter : il produit souvent des séries de tableaux. Certaines de ses séries sont monumentales, ainsi la série Autoportraits, peinte entre 1990 et 2000, comporte en tout 300 portraits de petite taille ! Elle a été acquise en 2013 par le Musée d’art moderne de la ville de Paris (http://parismuseescollections.paris.fr/fr/musee-d-art-moderne/oeuvres/autoportraits#infos-principales). Pour l’anecdote, ces autoportraits trouvent leur prolongation dans les autoportraits de l’artiste en âne. La transformation d’homme en âne semble relever d’une attitude sans concession qu’on peut avoir à l’égard de soi-même. Des expressions, parfois vulgaires, viennent mécaniquement à l’esprit quand on pense à l’âne : « bête, têtu, méchant comme un âne », « donner le coup de pied de l’âne », « faire l’âne », « bander comme un âne » etc. Cette naïveté et cette animalité qui persistent dans l’être humain et le traversent se manifestent via la figure de cette bête. Une pareille franchise artistique est désarmante, précieuse.
Une vidéo de 6 minutes, tirée du film Figures & Co. de Joel Cano, présente brièvement le portrait de Pierre Moignard et de son travail. La physionomie de l’artiste rappelle étrangement celle de Nicolas de Staël : visage allongé et élégant, tête penchée sur le côté, regard réfléchi, intense…
A l’exposition « Tableau nouveaux » on découvre de nouvelles séries de tableaux de Pierre Moignard qu’on peut appeler « les collages peints ». La série Made est un ensemble de peintures dans lequel chaque tableau combine des fragments du Christ aux outrages de Manet avec des compositions abstraites de Willem de Kooning.

Pierre Moignard, Made # 4, 2015, huile sur toile, 146 x 114 cm
© Galerie Anne Barrault
Une autre série La Suite P est une variation de collages à partir de et en hommage à Picasso :
Pierre Moignard, Suite P # 1, 2014/2015, huile sur toile, 160 x 205 cm
© Galerie Anne Barrault
La peinture, à côté de la vidéo, est le médium préféré de l’artiste. Deux séries Holyland (2016) et Who chooseth me (2013) mélangent ces deux techniques. Des séquences des films éponymes de Pierre Moignard semblent collées – comme des stickers – sur les toiles.
SECRET DE POLICHINELLE : em
Parmi toutes les séries, il y a un tableau tout à fait singulier, hors-série. Il porte pour titre un lapidaire em. C’est un portrait en pied d’Emanuel Macron, un portrait « en marche ».

Pierre Moignard, em, 2017, huile sur toile, 204 x 142,5 cm
© Galerie Anne Barrault
Tableau surprenant qu’est ce portrait clownesque. Il s’agit en effet d’une reprise de la lithographie de Polichinelle d’Edouard Manet de 1874. La diffusion de l’image aurait été interdite par la censure de l’époque après des suspicions de caricature du Président de la République française entre 1873 et 1879, aux penchants monarchistes, le général Mac-Mahon. Une similitude phonétique entre « Mac-Mahon » et « Macron » est d’ailleurs assez patente. Sur le tableau, le visage d’Emmanuel Macron se détache de la silhouette du polichinelle Mac-Mahon. Et peint dans le style de ce réalisme troublant évoqué plus haut, il rappelle des photos de mauvaise qualité coupées d’un magazine people. Par ailleurs, l’expression du visage de Macron saisie sur le tableau, on la reconnaît bien, on la surprend parfois chez lui. Elle paraît aussi fugace qu’elle n’est étrange : le regard légèrement louche ou hypnotisé qui rend ses yeux comme plongés dans le vide, la bouche entrouverte sur laquelle se forme un sourire ou une grimace non-maîtrisée … Cela ne dure d’habitude qu’une fraction de seconde mais suffit pour capter quelque chose d’immaîtrisable – de l’ordre animal ou primitif – qui transparaît dans son corps.
La plage déserte sur laquelle se promène le président Mac-Mahon-Macron rappelle les plages californiennes peintes déjà par Pierre Moignard dans les années 2000. Elle évoque la série Beach qui représente une plage près de Los Angeles où Moignard voyait souvent des sans-abris ; il les peignait alors sous forme de tâches informes, de morceaux de couleurs disséminés sur une vaste étendue de sable jaune. La plage qui constitue le fond du portrait du Président a, elle aussi, quelque chose d’un désenchantement du rêve américain ou d’une insouciance qui est devenue angoisse. Elle est vide. Il n’y a que ce personnage clownesque qui la longe solitairement.
La figure de polichinelle fait référence au bouffon de la Commedia dell’arte italienne du 16e siècle ou au guignol du théâtre de marionnettes français popularisé au 19e siècle. La peinture de Moignard est habitée par des personnages à la marge : clowns, vagabonds, fous du roi, circassiens, sans-abris etc., polichinelle en fait partie ; même la figure du Christ – qu’on retrouve fréquemment chez l’artiste – n’est pas étrangère à cet ensemble. Car pour se prendre pour un messie ou pour un dieu, comme l’a fait le Christ, ne faut-il pas avoir l’audace d’un clown, savoir se ridiculiser et ne pas craindre d’être jugé sot ? Entre un clown et un dieu, la différence n’est que de nom.
On sait également que ces personnages marginaux connus pour divertir le grand public ont un statut symbolique particulier. Ce sont des clowns qui font rire jusqu’à faire peur, des aveugles qui voient clairement, ce sont les fous du roi qui, sous couvert de plaisanteries, disent la vérité. Apparemment, il leur arrive parfois d’accéder au fond des choses devant lequel la pensée spéculative et les calculs se montrent impuissants. Ils sont à la fois risibles et graves, superficiels et profonds, faux et authentique, en un mot : insaisissables. Insaisissable comme l’est le portraituré.