Jean-Pierre Bertrand, Diamon’D

À Marie Gayet
Qui m’a parlé pour la première fois de Jean-Pierre Bertrand

« Diamon’D » est le titre d’un film réalisé en 1981 par Jean-Pierre Bertrand (1937-2016). Il a aussi prêté son nom à l’exposition de cet artiste qui se déroule cet hiver dans l’espace de la collection permanente, au 4e niveau du Centre Pompidou.

L’exposition est discrète, subtile, elle peut même passer inaperçue. Peut-être ne serait-il pas complètement incongru d’avoir recours aux mêmes termes – discret, subtil, presque imperceptible – pour qualifier l’ensemble de l’œuvre de Jean-Pierre Bertrand. Les travaux de l’artiste présentés dans l’espace de l’exposition – photos, vidéos, « peintures », dessins – sont dépouillés d’appâts et d’ornements. A première vue, ils peuvent paraître austères, du moins indifférents. En tout cas, ils n’interpellent pas le visiteur de force en captivant son regard et en l’incitant à les remarquer. Le visiteur reste libre de les affronter ou de passer son chemin. A regarder de près, ce qui est visible dans les pièces de Bertrand ne prend pas le dessus sur ce qu’elles suggèrent ou vers quoi elles renvoient. Pour qui s’arrête devant ces pièces, même sans rien chercher à comprendre, mais avec un regard posé et patient, il y a toutes les chances que quelque chose apparaisse ; et tout cela en un instant plus court que celui de tomber.

Il y a, d’ailleurs, quelque chose d’émouvant dans cette possibilité – tout de même à probabilité élevée – de manquer la rencontre avec les pièces de Bertrand. Faire le tour de cette exposition, sans être touché, sans rien remarquer, c’est aussi respecter, voire participer à l’existence discrète de ces œuvres.

L’OBSESSION : LE TEMPS & L’ESPACE

« La plus ou moins grande qualité plastique n’est jamais que le signe de la plus ou moins grande obsession de l’artiste par son sujet ; la forme est toujours à la mesure de cette obsession. Mais c’est l’origine du sujet et de l’obsession qu’il faudrait rechercher, elle n’est pas forcément freudienne. » Alberto Giacometti s’exprime ainsi dans un article publié en 1945 dans la revue « Labyrinthe » qu’il a consacré aux gravures de Jacques Callot (1592-1635). Ces mots parlent bien – y compris en ce qui concerne la partie non-freudienne – de l’œuvre de Jean-Pierre Bertrand.

Bertrand travaille différents genres – films, photos, œuvres plastiques, textes – et il utilise différents supports – papier, pellicule, numérique, miroirs, citrons, boîtes en métal etc. – qu’il transforme, voire qu’il invente comme c’est le cas de ses papiers imprégnés de miel (papier-miel), de jus de citron (papier-citron), de sel (papier-sel). Néanmoins ce qui paraît essentiel dans le travail de Bertrand – son obsession, son sujet, comme dirait Giacometti – et qui s’exprime au travers de toutes ses productions, ce sont : le temps et l’espace. L’artiste les rend sensibles, du moins perceptibles. Ils en deviennent presque la matière première, la fibre dont sont tissées et qui parcourent de fond en comble les œuvres de Jean-Pierre Bertrand.

Quoi de plus arbitraire et uniformisé que le temps et l’espace ? Kant les a appelés les « formes pures de la sensibilité » pour insister sur deux choses : d’abord qu’elles sont des « formes pures », c’est-à-dire vides de contenu, qui ressemblent à un quadrillage superposé sur notre monde pour mesurer le temps et les distances ; ensuite qu’aucune expérience sensible – aucune expérience tout court – ne peut être donnée ni vécue sans ces deux grandeurs conjointement. On ne peut pas non seulement avoir seule l’expérience du temps ou seule l’expérience de l’espace, on ne peut pas non plus avoir l’expérience du temps séparément de l’expérience de l’espace ; mais toute expérience – sans exception aucune – nécessite les matrices du temps et de l’espace.

Que se passe-t-il dans le travail de Bertrand ? Et dans quel sens peut-on dire qu’il est intimement concerné par ces deux dimensions ? Le temps et l’espace sont standardisés de sorte que chaque morceau de temps vaut un autre, de même pour chaque morceau d’espace : cette minute-là a exactement la même durée que la minute qui va suivre, ce mètre-ci est de la même longueur que ce mètre-là.

Mon intuition est la suivante : ce ne sont pas tant les œuvres que Bertrand rend sensibles mais, via celles-ci, il rend sensibles le temps et l’espace. Ordinairement neutralisés par la cadence des horloges et le découpage des géomètres, les deux semblent – dans le travail de Bertrand – jeter leurs corsets. Le temps et l’espace se retrouvent dans l’expérience qu’en fait le visiteur hors mesures comme de simples quantités de sensations.

Il ne sera peut-être pas étonnant que ce soit la figure de Robinson Crusoé – homme échoué sur une île déserte n’existant ni sur les cartes ni dans l’histoire – qui soit devenue l’effigie du travail de Bertrand, sa figure initiatrice et tutélaire. C’est dans cette lecture de Defoe et dans quelques découvertes connexes (notamment du chiffre-clé 54, des cubes et des citrons) que le travail de Bertrand trouve son origine, celle dont parle Giacometti. Bertrand s’exprime lui-même avec clarté : « Je fus aussi sensible au passage où Robinson quitte les rivages de l’île (…) pour trouver la source (…) qui le mène au « planted garden », le lieu planté où il découvre un ensemble de citronniers dont il boira le jus des citrons. Pour moi le texte s’arrête là, j’ai eu un flash » (voir interview avec Didier Morin, Mettray, sept. 2010).

Pourtant, je ne vais pas parler ici des œuvres liées à Robinson Crusoé, au chiffre-clé 54 qui tel un mantra revient et résonne dans les pièces de Bertrand, ni même aux citrons – ce fruit qui donne tant de lumière à son œuvre et qui se compose souvent avec le noir ; car ce n’est pas la lumière blanche qui est – semble-t-il – l’extrême opposé de l’obscurité, mais la lumière jaune : celle du citron. Je souhaite parler ici de l’espace, en évoquant deux œuvres – « Rouge Plasmique » et « Diamon’D » – et du temps, en évoquant également deux pièces – « Samout et Moutnefret » et « Borges ».

ESPACE : « ROUGE PLASMIQUE » (1998) ET « DIAMON’D » (1981)

Jean-Pierre Bertrand, Rouge Plasmique, 2015, 19 x 13 cm
Technique mixte, contreplaqué, acrylique, miel, plexiglas, fer
Collection privée [Paris]
Photo : MM

« Rouge Plasmique » est un petit monochrome d’un rouge vif. En le regardant attentivement, on remarque que sa surface n’est pas tout à fait unie. Au contraire, elle est semée de formes et de traits disparates dans lesquels on ne retrouve rien de reconnaissable. Par un étrange mécanisme psychique – celui de la frustration, de curiosité inassouvie ? – on s’obstine à scruter ce rouge de plus près et de plus près encore, on aiguise son regard, mais on ne discerne toujours rien.

Jean-Pierre Bertrand, Rouge Plasmique [détail]
Photo : MM

Ce monochrome est une plaque en bois de petit format (19 x 13 cm) recouverte d’un mélange d’acrylique rouge et de miel. La consistance d’une telle préparation est onctueuse et gluante mais ne semble pas être complètement homogène. Sur cette masse épaisse, et encore fraîche, étalée sur la plaque de bois par des frappes – comme le dit JPB : « J’aime dire qu’il faut exténuer la matière » (voir : interview avec Didier Morin, Mettray, sept. 2010) – l’artiste appose avec force, frontalement, une plaque en plexiglas transparent. De la sorte, il saisit à vif la matière encore humide et agitée qui semble s’enfuir à toute vitesse, la serre et la réduit au plus plat. En l’enfermant sous cette latte transparente, la matière rouge devient paradoxalement plus ouverte, car distendue, qu’elle ne l’était en tant que masse épaisse. Ainsi on peut l’observer – comme on observe un échantillon agrandi sous le microscope – en ayant l’impression d’entrer en elle et d’y voir ce qui d’ordinaire n’est pas visible. Exactement comme si l’on pouvait voir dans un prélèvement sanguin le plasma qui le compose, invisible à l’œil nu mais vital à tout être vivant.

C’est en cela que ce petit rouge laisse le visiteur aussi perturbé qu’il n’est attiré. En le regardant, il regarde en même temps – instinctivement, involontairement – au plus profond de son propre sang, de ce qui fait et maintient en lui la vie.

Une dernière remarque au sujet de ce « Rouge Plasmique » : la surface distendue n’est pas une simple enveloppe, une façade ou un masque qui cacherait quelque chose de plus réel. Tout en étant parfaitement plates, les surfaces ont leurs profondeurs et leurs volumes ; elles peuvent même se montrer inépuisables. A en croire l’artiste lui-même, avec ces monochromes rouges, il ne s’agit pas de peintures mais de sculptures : « C’est un objet plat au mur. Je me sens plus proche de l’objet que du tableau, plus sculpteur que peintre. Je crée un faible rendu volumétrique, une faible épaisseur, pour mieux rendre compte du concept de surface » (voir : interview avec Didier Morin, Mettray, sept. 2010). Plat c’est aussi volumineux.   

Jean-Pierre Bertrand, Diamon’d, 1981
Film 16mm numérisé, couleur, silencieux, 1 min. 30 sec.
Collection privée [Paris]
Photo : MM

Avec le film silencieux « Diamon’D » on voit à l’œuvre la même idée à la nuance près. Le zoom de la caméra dans un mouvement droit et continu nous rapproche d’un tapis roulé posé à même le sol dont la photo est suspendue sur le mur d’une galerie. Il s’agit bien d’une photo, d’une image imprimée, alors d’une surface. Le zoom cible la photo : progressivement disparaît l’intérieur de la galerie, le mur sur lequel la photo est suspendue, puis les contours eux-mêmes de la photo ; l’objectif semble alors plonger dans le rouleau qui occupe maintenant tout l’écran. Le tapis cesse d’être une simple représentation et apparaît comme un objet réel, volumineux, voire voluptueux (la manière dont la lumière du jour s’étale sur ce rouleau suggère sa masse, ses galbes, la texture molle du tissu etc.). Le zoom continue toujours, cela jusqu’au point où techniquement l’agrandissement n’est plus possible. La caméra, pénétrant le tapis et fixant la focale sur son côté ombré, persiste dans l’effort de maintenir la vision nette. On ne voit que le noir grisâtre dans lequel on discerne toutefois le tressage du tissu. Le plan est coupé brutalement comme par une erreur technique.

Une photo n’est qu’une photo – un espace plane dans lequel on voit ce qui se laisse voir immédiatement. Il est de coutume de regarder une photo comme s’il s’agissait de l’image d’une chose plutôt que de la chose elle-même. Il est également de coutume de regarder une photo comme l’illusion optique d’un espace plutôt que comme l’espace lui-même. Dans cette vidéo, Bertrand propose donc une autre manière de regarder les images qui va à l’encontre de nos habitudes. Malgré l’évidence de la matérialité de toute image, imprimée ou projetée, leur volume ne se résume pas à l’épaisseur d’une feuille de papier ou de l’écran, ni à l’illusion de tridimensionnalité. Si l’on l’observe attentivement, l’espace perçu est plus grand que la place qu’il occupe objectivement.

Voilà ce que propose Jean-Pierre Bertrand pour rendre l’espace sensible. Qu’en est-il du temps ?

TEMPS : « SAMOUT ET MOUTNEFRET » (1993) – « BORGES » (1972)

Groupe sculpté de Samout et de son épouse Moutnefret, origine : Egypte, vers 1440 av. JC, 37 x 20 x 21 cm
© Photo RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux
Source : https://www.photo.rmn.fr/archive/05-513034-2C6NU07NST6H.html

« Samout et Moutnefret » est un film de 12 minutes en noir et blanc. C’est un film-poème.

Il met en scène deux époux, Samout et Moutnefret, assis sur une chaise à dossier, côte à côte, se tenant par la taille. C’est une position qu’on retrouve fréquemment dans la statuaire égyptienne représentant la vie conjugale. Cette statuette en pierre calcaire réalisée vers 1440 av. JC est de petite taille, elle mesure 37 cm. Samout était un confiseur dans le temple funéraire du pharaon Thoutmôsis III de la XVIIIe dynastie, à l’époque du Nouvel Empire. Les dates précises ne sont pas certaines mais la plupart des égyptologues semblent tomber d’accord sur la durée du règne de Thoutmôsis III qui était de 54 ans (1504-1450 av. JC, 1490- 1436 av. JC, 1479-1425 av. JC ou bien 1467-1413 av. JC). Ce n’est peut-être qu’une simple coïncidence mais, connaissant l’importance que prend ce chiffre dans le travail de l’artiste, elle ne lui serait sans doute pas indifférente.

Jean-Pierre Bertrand, cadre du film Samout et Moutnefret, 1993
Film 16mm numérisé, noir et blanc, sonore, 12min.
Collection privée [Paris]
Photo : MM

Le film est composé de sept plans qui se succèdent graduellement. L’écran est noir quand une voix – celle de Jean-Pierre Bertrand – rompt le silence et s’exprime en guise de préambule par les mots suivants : « Je parle ce soir par la voix d’un homme de ce temps… ». Lentement, surgit devant le spectateur une des salles du département des antiquités égyptiennes du Louvre où l’on aperçoit une vitrine en verre remplie d’objets archéologiques ; elle contient la statuette de Samout et Moutnefret. La caméra montre en gros plan le visage de Moutnefret et s’arrête longuement sur lui. On comprend alors que c’est cette femme en pierre d’il y a 3500 ans qui usurpe la voix de Bertrand et que c’est elle qui dit : « Je parle ce soir par la voix d’un homme de ce temps… ». Elle continue au sujet de cet homme, toujours avec la même lenteur, le même calme : « il s’est approché au plus proche – au raz de la vitre – il est resté longtemps face à nous (..) – il est revenu plusieurs fois et chaque fois – toujours au plus près ». La tête de Moutnefret est agrandie et remplit tout l’espace de l’écran. Commence ensuite une longue incantation d’un poème qui, à l’exemple d’une formule magique, s’efforce – semble-t-il – d’exaucer un vœu : que la femme de jadis et l’homme d’aujourd’hui se regardent fixement jusqu’à se rejoindre l’un l’autre. On peut réduire cette formule magique à une phrase du film : « Que l’œil de chair se marie à l’œil de pierre et que l’œil de pierre se marie à l’œil de chair ». La voix de Bertrand – son timbre, sa constance, les réitérations de certaines phrases – et le gros plan sur le visage de Moutnefret créent un effet hypnotique. On ressent que quelque chose se passe avec le temps qui ne s’écoule plus mais qui dure. Il ne passe pas, mais se maintient. Comme à l’intérieur d’une chapelle ou dans un lieu sans hommes, il est entier. Et dépourvu de sa cadence, du tam-tam des aiguilles, il devient une simple durée : l’intervalle entre 1440 av. JC et le moment présent (en 1993 ou en 2019) est effacé, la distinction entre « avant » et « après », inutile.

Petit à petit, une vue sur Paris se dévoile : on aperçoit la Seine, on entend le vacarme de la ville, une péniche passe, les gens traversent le Pont des Arts. Et on entend les derniers mots du film : « Clos – l’œil de chair s’est marié à l’œil de pierre – Le lointain est proche et le proche en deçà de nous ».

Encore une remarque sur l’écriture : Jean-Pierre Bertrand prête à la statuette de femme non seulement sa voix, il lui prête également ses mots. Il est important d’insister sur le fait que si Bertrand a un sens des objets, des matières, il a aussi un sens des mots. Et un artiste qui a un sens des mots ne peut être qu’un poète. Jean-Pierre Bertrand l’est sans le moindre doute. Il est possible de s’en rendre compte en circulant dans l’espace de l’exposition où il est également l’auteur des descriptions des œuvres. Elles sont précises, succinctes, ont leur rythme et leur style ; avec élégance elles complètent les œuvres tout en accompagnant le visiteur dans leur découverte. On peut également avancer une hypothèse que l’écriture de Bertrand n’est pas complètement étrangère à une certaine veine phénoménologique : l’artiste est sensible aux choses qui l’entourent, même les plus insignifiantes, et aux réactions qu’elles provoquent sur lui[1]. Chaque phrase semble avoir sa juste place, son sens précis, rien n’est vain, mais rien n’est lourd non plus. L’écriture chez Bertrand est une autre manière de mener la même recherche que dans ses travaux plastiques. Elle consiste tout simplement à écouter le réel.


Jean-Pierre Bertrand, cadre du film Borges, 1972, 2 min.
film 16mm numérisé, noir et blanc, silencieux
Collection privée [Paris]
Photo : MM

Dans « Samout et Moutnefret » c’est la parole qui révèle une dimension sensible du temps qu’on éprouve alors comme une durée. Mais il y a un autre film de Bertrand – une vidéo muette de 2 minutes – dans lequel c’est le silence qui produit l’effet d’un temps sorti de ses gonds. On y voit l’écrivain argentin Jorge Luis Borges (1899-1986) assis sur un banc de la Bibliothèque nationale à Buenos Aires où venait d’être tournée une interview pour l’émission télévisée « Archives du 20e siècle » pour laquelle Bertrand a travaillé à l’époque. Ce bref enregistrement a été réalisé pour capter l’ambiance du lieu, dit aussi « un son seul » qu’ensuite l’artiste a coupé pour laisser la vidéo muette.

La présence de cet homme-monument de la littérature est émouvante. Ses mains s’appuient sur une canne. Son regard est froid et exprime tantôt une grande concentration, tantôt la distraction, voire l’ennui, on ne sait pas. Mais le spectateur aimerait entendre ce que lui semble entendre. On devient alors plus silencieux pour mieux entendre le silence. Toute attention se focalise sur l’image de Borges et sur le silence sourd qui en jaillit comme un halo. Cette écoute active du silence ressemble à une prière dans laquelle s’exprime le désir d’entendre, ne serait-ce qu’un bruit ou un mot qui viendraient de l’autre côté de l’écran. Le temps n’a alors d’autre cadence que celle du silence, c’est une temporalité « blanche » qui n’est pas quadrillée, simple présence qui ne passe pas.

Devant les œuvres de Bertrand, on peut rester pendant longtemps, elles se prêtent à la contemplation, à la réflexion. Elles nous touchent du bout des doigts. Ses pièces ne sont pas vraiment abstraites mais elles ne sont pas tout à fait figuratives. Elles sont sobres mais non moins éblouissantes. Connectées au réel, mais aussi à l’essentiel. Tout art qui sait atteindre la sensibilité de son spectateur – ou de son lecteur, son auditeur etc. – semble produire de nouveaux repères spatio-temporels qui visent à changer, du moins à basculer, les manières habituelles de percevoir le monde, d’interagir avec lui, de produire le sens, tout simplement de vivre. Et le défi que Bertrand nous jette ne consiste pas tant à repenser les notions de temps et d’espace, mais plus fondamentalement à nous ramener à nous.

« Le lointain est proche et le proche en deçà de nous ».

Exposition : 30 octobre 2019 – 27 janvier 2020, Centre Pompidou
Commissaires : Philippe-Alain Michaud & Jonathan Pouthier


[1] [Voici un échantillon tiré de la page qui ouvre son récit intitulé « 54 » : « En fin d’après-midi le soleil donne sur la troisième rangée de la bibliothèque, là où les livres sont en désordre, empilés les uns sur les autres, recto ou verso. La troisième rangée est à la hauteur de ma poitrine, les livres sont là en surface plane, à l’horizontale, chacun avec le graphisme de son titre, son épaisseur, sa couleur. Parfois je regarde les livres, je les regarde l’un après l’autre avec une grande attention. C’est comme si je regardais une chose absente.
Je ne lis pas beaucoup, je me dis qu’un jour je me mettrai à lire, qu’un jour je lirai tous les livres dont j’ai entendu parler et que ce sera un grand plaisir. Ce moment ne semble pas venir, il recule, je me dis que ce n’est pas encore le moment ». (54, Actes Sud, 1998, p. 7)].

EXCUSRUS SUR LE TEMPS

Le temps est un casse-tête philosophique, on n’ose pas le défier ou seulement en prenant nombre de précautions. Le plus souvent, on le laisse aux penseurs et aux physiciens qui, même en y travaillant à temps plein, peinent toujours à le définir. Il leur est toujours impossible de trancher une question fondamentale : le temps émane-t-il de l’homme ou bien existe-t-il indépendamment de lui ? Quoi de plus embarrassant que de penser le temps mais quoi de plus simple que de vérifier l’heure ? On la consulte tout le temps, en tout cas on le peut à l’envi. Les montres sont aujourd’hui omniprésentes, elles sont également connectées et s’accordent automatiquement, ce qui fait qu’elles indiquent la même heure partout et pour tout le monde. Avoir l’heure précise n’est plus un privilège et les écarts dans la mesure du temps ne sont aujourd’hui qu’anachroniques.

Que peut-on dire de notre rapport au temps, à ses mesures ?

1. Dans « La République », Platon par la voix de Socrate donne des préceptes et des conseils ayant pour but la formation d’une société juste et équilibrée. Selon ces préceptes, ce qui ne sert pas l’intérêt commun est considéré comme dangereux. On connaît d’ailleurs l’hostilité de Platon à l’égard des artistes et des poètes qui ne font que promouvoir le faux et le mensonge, en menaçant ainsi le maintien de l’ordre social ; c’est pour cette raison qu’il les bannit de son Etat.

Cependant, un groupe d’artistes a évité ce sort : les musiciens, mais ceux seulement qui savent produire les mélodies simples dont le rythme entraîne et échauffe les corps pour agir, qui fait chasser des âmes les peurs, les doutes, éradique la lâcheté, la paresse etc.

L’éducation proposée par Platon est fondée sur deux piliers : la musique (pour cultiver l’âme) et la gymnastique (pour cultiver le corps), les deux disciplines sont étroitement liées car la musique sans gymnastique produit les êtres mous et inaptes d’agir, la gymnastique sans musique produit les êtres violents et grossiers.

Pour le dire vite, la musique dont Platon fait l’éloge c’est la musique de tambours : extrêmement simple, rythmique, constante, invariable. C’est elle qui accompagne les hommes dans leurs activités, et surtout les gardiens d’Etat (philosophes-guerriers) pour qu’ils soient toujours vigilants et prêts à prendre les armes.

Les corps entraînés par une telle musique entrent dans un état second, similaire à l’hypnose. L’homme s’accorde avec la tâche qu’il effectue, dans le rythme cadencé (1, 2, 3 et 1, 2, 3 etc.), il avance de mieux en mieux, il gagne en efficacité, il ne traîne pas, il est emporté. L’homme ainsi « assoupi » est à la fois heureux et utile à l’Etat. Il ne se plaint pas car il aime être efficace, il a également conscience de bien servir la collectivité.

2. Au Moyen âge occidental, l’intérêt scientifique pour les mesures du temps était loin des préoccupations des savants ; c’est plutôt le monde arabe qui s’est emparé des acquis scientifiques grecs et romains en les développant. Entre les recherches de Vitruve (1e siècle av. JC) sur les cadrans et l’invention des premières horloges en Europe il y a plus d’un millénaire.

Les mesures du temps à l’époque médiévale sont variables et dépendant de deux facteurs : la nature et la liturgie. L’alternance du jour et de la nuit ainsi que celle des saisons, règlent la vie. La journée est divisée deux fois en 12 heures, heures de jour et heures de nuit, comme dans la Rome antique. Les clochers d’églises sonnent plus ou moins toutes les 3 heures, en indiquant ainsi les heures canoniales qui correspondent aux temps d’offices et de prières (prime, tierce, sexte, none, vêpres, complies, matines, laudes). Les mesures varient toutefois car elles sont surtout intuitives et approximatives. Le système moderne d’heures invariables ne va apparaître qu’avec la propagation des horloges mécaniques à sonnerie dont les premières datent du 14e siècle (Milan, 1336). Ces prouesses technologiques n’étaient pourtant que très rares, installées dans les monastères, les cathédrales ou les demeures princières.

3. Au 15e et 16e siècle, mesurer le temps reste toujours une préoccupation réservée aux scientifiques : astrologues, physiciens, mathématiciens, alchimistes. Elle paraît aussi éloignée des soucis de la vie collective d’alors qu’est aujourd’hui par exemple la théorie de la relativité générale. Les technologies de mesure du temps et la construction d’horloges se perfectionnent : les mécanismes se complexifient devenant également de plus en plus compactes. Astrolabes, horloges murales à poids ou à foliot, horloges astronomiques, montres gousset etc. Pourtant l’indication précise du temps ne semble qu’un luxe qui n’a pas d’utilité sociale, les horloges ne sont que des objets de pur prestige, signes de richesse. Il ne fallait donc pas s’étonner que seule l’Eglise et les princes puissent se permettre de posséder de tels objets.  

4. Un événement singulier marque alors l’histoire : lors de la vague de la Réforme protestante au 16e siècle critiquant les abus de pouvoir et la richesse excessive de l’Eglise catholique, l’un des promoteurs de ce mouvement, Jean Calvin (1509-1564) – sensible à la question de la discipline et de l’organisation du temps – a incité les orfèvres génevois qui étaient les principaux fournisseurs de l’Eglise en objets précieux (calices, croix, encensoirs etc.), à se tourner vers la production des « boîtes de montres ». Les orfèvres suisses se sont ainsi reconvertis en horlogers. Le métier a vite connu le succès et s’est propagé en Europe, notamment aux Pays-Bas et en Angleterre. A la même époque, Galilée (1564-1642) conçoit une horloge à pendule, le hollandais Christiaan Huygens (1629-1695) la construit. Les besoins de la marine anglaise de chronométrer le temps en mer ont également poussé les savants à proposer de nouvelles solutions, de plus en plus précises et pratiques. Le 17e siècle – siècle des automates – est un âge d’or des horloges, ce sont des bijoux technologiques : véritables cathédrales-miniatures

5. Cependant ce n’est qu’au 19e siècle, avec l’avènement de la révolution industrielle, que le développement des chemins de fer et la production à la chaîne imposent la nécessité de mesurer et d’unifier le temps. La montre se popularise, elle n’est plus un objet rare. En 1867 sort « Prolétaire », la première montre de poche industrielle inventée par l’horloger suisse d’origine allemande Georges-Frédéric Roskopf (1813-1889). Peu de temps après, la première montre à bracelet voit le jour.

D’où vient ce besoin permanent de mesurer le temps, de le vérifier, de le gérer, de l’uniformiser ? Comment comprendre notre attachement au passage du temps ?

Est-ce que la popularisation des horloges et des montres qui a commencé avec Jean Calvin et a définitivement gagné les sociétés européenne et américaine dans la 2e moitié du 19e siècle, n’est-elle pas étroitement connectée à l’importance qu’a pris le phénomène du travail ? Le concept de travail, développé par Marx, est depuis devenu le moteur de la vie collective et individuelle ; cela perdure aujourd’hui (et pour longtemps ?).

Mesurer le temps signifie le posséder (mieux on mesure le temps, mieux on le possède). Mais chercher à le maîtriser, c’est aussi se soumettre à lui. Le temps comme mesure semble être à la fois un moyen d’émancipation et le stupéfiant le plus largement autorisé : son mécanisme est aussi simple qu’ingénieux, il consiste à battre la mesure de 1 à 60 et ainsi de suite à l’infini. Cela ne rappelle-il pas les consignes données par Platon qui pour former de bons guerriers conseillait aux gouvernants de leur apprendre à se battre au rythme de la musique ? La musique rend non seulement les mouvements de leurs corps plus affirmés, mais aussi elle leur fait oublier les peurs et éradique de leurs cœurs la lâcheté et tout sentiment qui nuit à l’action.

Le temps omniprésent aujourd’hui ne peut-il pas être comparé à cette musique barbare de Platon, mais cadencée en douce et intériorisée collectivement et individuellement ? Et le phénomène du travail ne peut-il pas être comparé à la gymnastique dont l’exercice nous apprend à être compétitifs, efficaces, organisés, réactifs etc. ?  

On manque de temps, on court derrière le temps, on est en retard par rapport au temps, il passe de plus en plus vite et, même si l’on marche aussi de plus en plus vite, il est de moins en moins possible d’être à temps, encore moins – d’être en avance. Le temps imite étrangement le battement du cœur humain. Il est le pouls du monde. Une évidence qu’on ne questionne pas. Difficile de le défier, encore moins de le neutraliser ou le faire sortir de ses gonds. Il faut beaucoup d’art pour désamorcer sa cadence. C’est pour cela qu’il est peut-être temps de faire revenir les expulsés de Platon.

1 réflexion sur « Jean-Pierre Bertrand, Diamon’D »

  1. bonjour Monika

    c’est passionnant, merci.

    Je ne connaissais pas le travail de Jean-Pierre Bertrand, c’est très intéressant.

    comment vas-tu?

    Je commence depuis quelques semaines un travail photographique en couleur, c’est étrange, je rennais!!

    je t’embrasse

    Elizabeth

    >

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