En franchissant le seuil de l’École 42, on est immédiatement plongé dans l’ambiance geek et street art : les ordinateurs et les œuvres coexistent les uns à côté des autres. Malgré les cartels contextualisant chaque création, les œuvres ne semblent pas vraiment exposées pour être vues, elles sont disséminées sur les 4 200 m2 de l’école : elles l’habitent et semblent avoir apprivoisé ce lieu.
Des travaux d’artistes sont présents sur les quatre niveaux du bâtiment, à la fois dans les espaces de travail – appelés aussi « clusters » – que dans les zones de détente, d’attente et de passage. Elles sont partout, à l’intérieur, à l’extérieur, presque sur chaque pan de mur, chaque pilier, escalier, jusque dans les toilettes où il est possible de se soulager en compagnie d’un rat de Banksy.
Cette école expérimentale sans professeurs – fondée en 2013 par Xavier Niel et Nicolas Sadirac – est ouverte jour et nuit, sept jours sur sept. À part des espaces de travail en open space, elle dispose d’une cantine, de salles de sport et de jeux vidéo, des douches, des dortoirs provisoires. Elle peut donc être occupée en permanence par ses étudiants. Les futurs développeurs de la startup nation y apprennent à coder les uns des autres, s’entraînent en solitaire ou en groupe, travaillent en mode projets, sans horaires fixes. À l’instar des joueurs de jeux vidéo, ils doivent passer d’un niveau à l’autre en obtenant les points qui leur servent ensuite à décrocher des récompenses, débloquer de nouveaux projets et progresser dans leur parcours personnalisé.
Les futurs développeurs « encadrés » par l’art urbain
Ce qui peut frapper est le rapport que les internes de l’École entretiennent avec les ouvres d’art. Il semble qu’ils n’y prêtent pas attention. Ils ne les regardent pas comme des œuvres. En tout cas, ils les regardent – semble-t-il – différemment qu’un simple visiteur. Elles font partie de leur environnement de travail. Et à force de les côtoyer quotidiennement en passant des heures à coder, ils ne les voient plus. Il n’y a pas de révérence, de désir, ni d’envoûtement à leur égard. Elles sont là, comme les ordinateurs, les tables et les chaises. La distinction entre œuvre d’art et outil n’est pas vraiment pertinente à l’intérieur de l’École 42.
Certes, l’art n’est pas le cœur de ce lieu. Cependant, en laissant place aux priorités pédagogiques – cruciales aussi bien pour les élèves que pour l’établissement – il retrouve paradoxalement sa consistance, sa présence et s’affirme sans artifices. Les œuvres peuvent vivre et respirer dans cet espace – exactement comme dans les rues d’une ville – sans être toujours regardées, jugées et étudiées. Cette présence de l’art, inaperçue et désintéressée, fait sa force. Ce n’est peut-être que dans cinq, dix ou vingt ans que les œuvres côtoyées pendant le séjour à l’École 42 prendront, pour ses anciens élèves, un autre statut : elles gagneront en valeur. Cette valeur sera affective car liée directement à leur vie et à leur passé. Elle sera donc inestimable.
Collection ART 42
La collection d’art urbain de Nicolas Laugero Lasserre – directeur de l’école du management de l’art ICART et fondateur de l’association Artistik Rezo – investie les locaux de l’École 42 en octobre 2016, et l’ensemble, sous appellation « ART 42 », constitue le premier musée d’art urbain en France. On compte plus de 150 pièces – peintures, dessins, collages, affiches, pochoirs, installations, fresques, mosaïques etc. – de 58 artistes parmi lesquels on retrouve quatre générations d’artistes urbains :
- 1e génération/ Ernest Pignon-Ernest et Gérard Zlotykamien qui ont commencé leurs interventions artistiques dans les années 60 ;
- 2e génération/ Jérôme Mesnager, VLP, Jef Aréosol, Miss.Tic qui incarnent l’esprit punk et rock’n’roll des années 80 ;
- 3e génération/ C215, Banksy, Shepard Fairey, Zevs, JR qui s’imposent surtout à partir des années 2000 ;
- 4e génération/ Vhils, Madame, Levalet ou MonkeyBird qui représentent la plus jeune génération du genre.
L’ensemble de la collection étonne, interpelle et offre l’occasion de s’interroger sur le phénomène de l’art urbain – qu’on appelle aussi « street art » – et sur le statut que confère aux œuvres, précisément, l’espace de cette anti-école.
Je présenterai plus loin trois œuvres qui pourront – je l’espère – donner une idée de l’esprit de cette collection.
Rue versus Musée
Le plaisir que procure l’art urbain diffère de celui qu’on éprouve dans les musées, foires ou autres lieux d’exposition. Ce n’est pas tant le contenu représenté ou l’accessibilité qui font la différence – aussi bien l’art « classique » que celui de la rue se donnent au spectateur avec plus ou moins de facilités, demandent de lui plus ou moins d’efforts. Ce qui marque la différence c’est son mode opératoire.
Explication : quand on souhaite véritablement apprécier « L’esclave mourant » de Michel Ange ou « Le Déjeuner sur l’herbe » de Manet, on se rend au Louvre ou au Musée d’Orsay. Le propre du musée étant de rassembler les œuvres d’art, on se doute bien qu’en s’y rendant on en verra beaucoup. Ensuite, un guide imprimé ou un agent d’accueil nous précisera la salle exacte où se trouve l’œuvre recherchée. Une fois devant elle, on exprimera sans doute un jugement – « c’est beau » – ou on marquera notre étonnement, voir notre incompréhension.
Le mode opératoire de l’art urbain ne semble pas le même. C’est par hasard, fortuitement, en marchant dans la rue – empressé ou désœuvré – qu’on peut tomber sur une peinture, un collage, un tag etc. qui nous surprend, nous interpelle, nous plaît ou nous déplaît, qui nous fait réagir ou nous indiffère. Le plaisir qu’il donne est – semble-t-il – moins lié à sa gratuité, à sa portée universelle ou à son appréhension supposée immédiate, qu’à sa manière d’apparaître. Dans la rue, une œuvre apparaît de manière souvent inattendue, par accident ou par miracle. C’est l’aspect merveilleux de l’art urbain. On tombe sur un Banksy, un Vhils ou un Lavalet sans qu’on les ait cherchés. Ce hasard ne provoque-t-il pas une émotion ? Elle remplace le jugement esthétique de l’ordre du : « c’est beau ». Et si, en plus, on sait mettre le nom de l’artiste sur une œuvre, alors la joie n’est-elle pas amplifiée, presqu’à hurler ?
Position de l’artiste urbain
Le plaisir est peut-être éprouvé davantage par l’artiste que par le passant. Il le cherche à bon escient, en laissant une trace – une caricature, une phrase, un portrait etc. – dans un endroit public, parfois interdit à l’affichage. Il est curieux de savoir ce qu’elle suscitera comme réaction, quel sera son destin, comment elle se transformera et combien de temps elle saura résister aux changements de la ville, aux conditions météorologiques, aux jours et aux semaines, aux mois, parfois aux années. C’est une expérimentation jouissive, peut-être addictive : laisser une trace et voir ce qui arrive. Ou bien – et c’est aussi du plaisir – laisser son travail à la merci de la rue en ignorant délibérément ce qu’il devient.
La force des œuvres d’art urbain tient au caractère souvent éphémère. Elles sont à la disposition des passants qui peuvent les négliger, les modifier, voire les détruire. Une œuvre n’est pas achevée au moment où elle est posée par l’artiste, elle ne fait alors que commencer sa vie. L’artiste se doute qu’elle va disparaître, qu’elle n’est pas éternelle. A travers les traces laissées dans les rues, c’est l’artiste lui-même qui semble se mettre en scène. Et il projette ainsi sa propre disparition.
Trois oeuvres de la Collection Laugero Lasserre
1. VLP – No artist tolerates reality (2016)

Le sigle « VLP » signifiant « Vive la peinture » renvoie à un duo d’artistes français – Michel Espagnon (1948) et Jean Gabaret (1947) – qui travaille ensemble depuis 1984. De leurs œuvres, tant anciennes que récentes, semble jaillir l’esprit de l’époque durant laquelle le rock, le graffiti et la contestation étaient presque synonymes.
Sur l’œuvre « No artist tolerates reality » (Aucun artiste ne tolère la réalité) – réalisée en direct à l’ouverture de « ART 42 » en octobre 2016 – deux ordres visuels se superposent simultanément : pictural en noir et graphique en rouge. Il faut faire abstraction des images en noir pour pouvoir lire les inscriptions en rouge ; et à l’inverse, il faut ignorer les lettres en rouge pour discerner les figures en noir. Vus ensemble, les deux écrans superposés ne représentent pour les yeux qu’une confusion, un nœud de gribouillages.
La réalisation de la toile a été enregistrée et il est possible de la regarder ici :
En noir : le personnage principal, au corps de colosse, tient la guitare. Il ne ressemble pas vraiment à un homme : avec sa main droite, il jette le feu ; sa tête est entourée d’étoiles, d’un éclair et d’une couronne ; une médaille pend sur sa poitrine, il porte des chaussures de sport et semble aussi, comme le chien à ses côtés, courir à grands pas. La tête du colosse, baptisée « Zuman » – qui deviendra la marque de fabrique de VLP à partir des années 2000 – permet d’identifier le personnage. Cette tête humaine dessinée de profil, au nez et menton pointus, aux yeux en forme de ligne droite, incarne l’artiste en super-héros, en surhomme. Il est le seul et le dernier à croire que l’art, lui en l’occurrence, puisse encore sauver le monde.
A gauche du tableau, on remarque un individu les yeux en vrille, la bouche ouverte, les jambes et bras démesurément longs. Il tient à la main une bombe aérosol et semble, de l’intérieur de la toile, taguer quelque chose en rouge…
Et en rouge, on lit : « No artist tolerates reality… ». Le sens de cette formule attribuée à Friedrich Nietzsche est manifestement contestataire. Ce caractère est amplifié non seulement par le rouge criard des lettres, mais également par la taille de l’inscription qui s’étend sur toute la surface de la toile et par sa graphie : lettres raides et rapides dont quelques-unes s’aiguisent en flèches. L’inscription semble biffer la scène représentée en noir ou, du moins, la concurrencer – elle la conteste physiquement. Et le recours à l’anglais ne fait qu’élargir la portée de cette contestation au-delà des pays francophones et renvoie – symboliquement – aux influences de la culture underground new-yorkaise des années 80 sur le travail de VLP.
Lequel des ordres – rouge ou noir – occupe le premier plan ? Les deux couleurs semblent mouvantes : le rouge apparaît tantôt sur le premier, tantôt sur le second plan ; pareil pour le noir. Leur capacité à échanger leurs places et à s’échapper devant le regard du spectateur qui cherche à les saisir une fois pour toute, s’apparente à un artifice.
Malgré le discours utopiste et anachronique qui se dégage de la toile « No artist tolerates reality », elle m’apparaît comme une des œuvres les plus vivantes et percutantes de la collection présentée à l’Ecole 42. Le regard du spectateur est excité et attiré par les formes qui se révèlent et s’enfuient devant ses yeux. Il est rare d’être autant absorbé par l’agitation que manifeste une toile.
2. Jef Aérosol – Andy Warhol, Jean-Michel Basquiat, Keith Haring… (2013)

Jef Aérosol (1957) – de son vrai nom Jean-François Perroy – est un artiste pochoiriste et portraitiste. On peut ajouter encore : un artiste humaniste. Ce n’est pas la nature mais les humains qui le fascinent ; ce ne sont donc pas des paysages mais des portraits qu’il réalise. Depuis 1982, il laisse à travers le monde des silhouettes en noir et blanc représentant aussi bien ses idoles que de parfaits inconnus. Ses portraits en trompe-l’œil semblent peupler le monde en lui redonnant de la vie.
« Andy Warhol, Jean-Michel Basquiat, Keith Haring, Ian Curtis et Sandrine Bonnaire » en est un parfait exemple. C’est une peinture sur une palissade en bois de 6 mètres de long, faite à l’aide de pochoirs et de bombes aérosols. Le réalisme des portraits frappe immédiatement. Il est d’autant plus frappant qu’il ne s’agit que des compositions en noir et blanc. De pochoir en pochoir et du noir vers le blanc, la vie prend forme. L’artiste dit lui-même : « Je pars du noir et je vais vers la lumière. On voit d’abord la silhouette générale, pour peu à peu distinguer le visage, le corps, et arriver aux yeux » (https://www.artistikrezo.com/art/interview-de-jef-aerosol-2.html). Aux yeux, c’est-à-dire, jusqu’au moindre détail – comme le petit point blanc sur la prunelle – et qui donne vie aux personnages sur les murs.
Cependant, tous les personnages portraiturés, sans exception, semblent pensifs. A quoi pensent-ils avec autant de sérieux ? À leur destin ou au nôtre ? De leurs expressions, de corps ou de visage, se dégagent également une certaine gravité. Car malgré leur présence qui, au premier abord, paraît si réelle, ils restent inatteignables, inaccessibles, lointains.
À part les portraits en trompe-l’œil, ce sont les flèches rouges qui constituent un autre signe distinctif des pochoirs de Jef Aérosol. On en retrouve huit sur cette œuvre. À chaque personnage représenté correspond au moins une flèche dont le rouge crée, avec le blanc et le noir, un contraste plaisant. Elles frappent également le regard du spectateur et l’incitent à bouger : de droite à gauche, de haut en bas etc. Elles semblent dynamiser et élargir l’espace des œuvres au-delà des portraits eux-mêmes.
Même si pour réaliser ses pochoirs et ses collages, Jef Aérosol s’inspire des pochettes de disques ou des images de presse plutôt que des œuvres d’art à proprement parler, il n’empêche qu’il se sente à l’aise dans les musées. Voici une brève visite au Louvre où Jef Aérosol parle de la peinture hollandaise :
3. Madame – Pour être sûre de ne plus me (re)trouver… (vers 2016)

Madame – ou Madame Moustache – est le pseudonyme d’Aurélie Ludivine, artiste spécialisée dans les collages et active depuis quatre ans environ. Avec Vhils, Lavalet et d’autres, elle fait partie de la plus jeune génération des artistes urbains.
Ses collages semblent être des machines à remonter le temps. Madame utilise des documents anciens – datant du début du 20e siècle jusqu’aux années 50 et 60 – qu’elle découpe, puis qu’elle arrange en compositions hétéroclites. Sur chacune, elle appose un mot d’esprit qui questionne ou donne le sens à l’ensemble. Une fois le collage fait, elle l’agrandit – parfois à des dimensions impressionnantes – et l’imprime avant de le coller sur un mur.
Pour se familiariser avec l’univers artistique de Madame, il est possible de voir ses travaux sur son site personnel : http://www.madamemoustache.fr/
Le collage « Pour être sûre de ne plus me (re)trouver, je semais mon cœur comme une petite mie de pain… » est aussi une installation. Il est composé non seulement de papiers collés, mais aussi d’objets – boîtes en bois, roues de vélo, cadres – qui donnent du volume à l’ensemble. La pièce représente un véhicule de procession porté par une tortue munie de roues au lieu des pattes. Sur cette étrange automobile repose une sainte couverte de fleurs blanches. Les yeux fermés, les mains jointes, elle est plongée dans une prière. En guise d’auréole, une inscription entoure sa tête : « Pour être sûre de ne plus me (re)trouver, je semais mon cœur comme une petite mie de pain… ». Le pense-t-elle en priant ou bien quelqu’un glose-il ainsi sa vie ? La naïveté des efforts de la sainte se trouve, d’un coup, détournée : derrière les deux cadres au niveau du visage et des mains, une tête de mort attend…
Les collages chimériques – composées d’éléments disparates et incongrus – ainsi que leurs couleurs fanées, comme délavées, plongent le spectateur dans des temps révolus, voire hors du temps. Les phrases qui les accompagnent non seulement interpelle le passant, mais donnent aussi à l’ensemble une dimension poétique.
Madame ne montre jamais son visage. Elle le dissimule derrière ses mains ou un masque. Est-ce pour mieux donner corps à son principe de collage en l’appliquant ainsi à soi-même ? Même sur les photos qui immortalisent ses travaux et en témoignent, on peut souvent remarquer la présence de personnes qui couvrent ou détournent leur visage. Ce geste semble donc avoir été réfléchi et il est devenu le signe distinctif de Madame.
Visites de la collection ART 42 s’effectuent sur RDV un mardi sur deux entre 18h et 21h. Réservation sur : http://www.art42.fr/fr/visites.html
