Parmi les enseignes des plus importantes galeries du monde rassemblées à la FIAC (18-21 octobre 2018), il y en avait une qui pouvait au premier abord surprendre, voire déranger. Car peut-on imaginer, sans heurter le bon goût, la présence d’une fromagerie à cet immanquable rendez-vous annuel où se croisent artistes, galeristes, collectionneurs et amateurs d’art contemporain ? La Vache qui rit, marque de fromage fondu appartenant au Groupe Bel, s’est installée sous la verrière du Grand Palais. Et de son recoin, au fond de l’édifice, elle semblait rire de quelque chose… du marché de l’art peut-être ?

La vache qui rit®, fromage fondu, boîte ronde 24 portions
Pourtant, pour la 5e année consécutive La Vache qui rit a fait irruption dans le marché de l’art. Depuis 2014, l’entreprise confie chaque année à un artiste différent le soin de réinventer la célèbre boîte. Et alors que les prix sur le marché de l’art s’envolent, chaque boîte, ainsi devenue « œuvre » par le désir de l’artiste, est vendu au prix de 5 euros ; un prix dérisoire mais pas moins raisonnable, pas moins explicable, que le prix du tableau le plus cher de la FIAC 2018 – Martyr (1978) de Philip Guston (1913-1980) – qui a été cédé par la galerie suisse Hauser & Wirth pour 6 millions de dollars. Bien qu’il y ait les évaluations des experts qui permettent d’estimer le prix des œuvres, aucune règle n’est vraiment de mise pour juger de leur valeur marchande. La technique, le style, les critères qu’on peut appeler « objectifs » (harmonie, proportions, mesures…) ne semblent ni pertinents, ni indispensables. « Des goûts et des couleurs on ne dispute pas » disait David Hume (1711-1776) dans son traité Of the standard of taste cherchant par ailleurs à démontrer le contraire. Un nom, un regard, un hasard, une extravagance, une idée-fixe etc. suffisent parfois pour décider de l’ascension prodigieuse – ou de l’oubli – d’une œuvre.
Dans la bulle du marché de l’art, le prix des boîtes réinventées de La Vache qui rit peut paraître risible. Pourtant, à regarder la vignette, la vache semble s’en moquer. Son rire – franc et sympathique – produit sur le visiteur un effet immédiat : il se voit prendre un soudain recul vis à vis du jeu si sérieux du marché de l’art. On relativise, on ne focalise plus ; la perspective s’élargit ; on retrouve d’autres valeurs, on retrouve celle – détonante – du rire. La présence à la FIAC de ce fromage industriel dont « 10 000 000 de portions sont achetées chaque jour et 121 portions produites par seconde » suggère en filigrane que le marché de l’art contemporain est aussi une grande industrie où l’on produit, vend et achète à l’échelle mondiale. Cependant, ancrée dans l’imaginaire collectif et dans la vie de chacun, La Vache qui rit, dans le milieu – parfois ardu – de l’art contemporain, s’avère familière et attachante. Comme un souvenir de temps révolus, elle évoque le passé, celui de l’enfance. Son rire, qui est surtout un sourire, rassure et rend moins intimidantes les innombrables créations d’artistes contemporains.
Le succès de La Vache qui rit tient sans doute autant à sa recette, à son packaging en portion, révolutionnaire pour l’époque, qu’aux liens que l’entreprise noue, dès ses débuts en 1921, avec un artiste en particulier. Le portrait de vache sur l’étiquette a été réalisée par Benjamin Rabier (1864-1939), dessinateur de presse, de publicité et de bande dessinée qui s’est fait surtout connaître par ses dessins d’animaux à expressions humaines.
BOîTE COLLECTOR 2018 – KARIN SANDER
Chaque année depuis 2014, le Lab’Bel – Laboratoire pour l’art contemporain du groupe Bel créée en 2010 – invite donc un artiste pour réinventer la boîte de La Vache qui rit.

Karin Sander, Collector Box La Vache qui rit®, 2018
Pour la 5e édition du projet Boîte Collector, c’est l’artiste allemande Karin Sander (1957) qui a été conviée pour jouer avec l’image de la marque. Les installations conceptuelles de Sander, présentées dans les salles d’expositions ou in situ, se montrent ingénieuses et poétiques. Avec peu de moyens, parfois en un seul geste, elle arrive à déstabiliser le spectateur pour mieux l’émerveiller. Il est possible de se faire une idée de l’univers de l’artiste en visitant la page qui présente un choix représentatif de ses travaux : http://www.karinsander.de/en/work
Concernant la Boîte Collector de La Vache qui rit conçue par Sander, elle trouve son origine dans une expérience vécue : « Lors d’un voyage ferroviaire entre Rome et Zurich en 2015, les vitres du wagon dans lequel se trouvait l’artiste étaient entièrement recouvertes de publicités qui contraignaient les voyageurs à observer le monde extérieur par le filtre d’une grille en pointillés. L’irritation que ce dispositif provoque sur le moment chez Karin Sander se transforme rapidement en curiosité, suivie par une découverte exaltante : une nouvelle manière de voir et de saisir l’environnement » (source).
Ainsi, l’étiquette de la boîte a été recouverte d’un film blanc perforé de 1176 trous. Ce filtre qui s’interpose ente le regard et l’image empêche le spectateur de jouir d’une vision claire et confortable. Son regard se trouve ainsi frustré – car en manque de ce qu’il a l’habitude de voir – mais en même temps stimulé – car il cherche instinctivement à reconstituer l’image bien connue. On mesure alors la force qu’une image peut exercer sur le regard et ses habitudes : si l’on focalise le regard sur l’étiquette percée, on peut constater que la vache devient de plus en plus flouée ; ce n’est qu’un regard rapide, dispersé et inattentif qui sait reconnaitre la tête familière de la vache.
La grille blanche en pointillés qui habille la boîte rend les couleurs vives de La Vache qui rit estompées, épurées et comme clairsemées dans l’espace. L’effet pointilliste ou impressionniste du procédé de Sander contribue à l’élégance minimaliste de l’ensemble, mais il garde aussi sa dimension sensible.
QUE VEUT DIRE COLLECTIONNER LES BOîTES DE FROMAGE ?
Les boîtes, bien que revisitées par des artistes, restent bel et bien des boîtes de fromage et à l’intérieur de chacune d’elles – dont la série est limitée à 2000 – il y a en effet… du fromage. Devient-on, par extension, collectionneur de fromage ? Fromage fondu, fromage « tricatel », fromage à tartiner, fromage sans affinage, fromage qui se périme. On sait depuis Marcel Duchamp qu’un ustensile peut devenir une œuvre d’art. Mais ici, c’est un aliment qui y prétend. Un aliment est non seulement un objet fragile et sujet à la décomposition, mais – en un sens – il contient en lui une dimension supplémentaire : la tentation de le consommer. La consommation conduit à la destruction ou à l’altération de sa valeur d’origine. La possibilité de détruire la valeur, sans pouvoir la reconstruire, semble toutefois tentante. (La supposée destruction en direct, lors d’une vente aux enchères qui a fait l’actualité mondiale en octobre, de l’œuvre de Banksy Girl with Balloon, confirme et infirme tout à la fois ce propos.) Dans la consommation de La Vache qui rit – dans la simple possibilité de déballer la boîte et de l’engloutir – le collectionneur peut éprouver un étrange plaisir. La valeur de ce fromage ne semble pas exclusivement affective ou spéculative, mais aussi transgressive. Alors, collectionner ou consommer ?
EXCURSUS SUR LE RIRE
La raison pour laquelle rit La Vache qui rit, relève, semble-t-il, du mystère. L’histoire à l’origine de ce label peut non seulement éclaircir le contexte de sa naissance, mais elle peut également servir de stimuli pour une brève réflexion sur le rire.

Benjamin Rabier, La Wachkyrie, vers 1915
Le premier dessin de la vache a été réalisé par Benjamin Rabier à l’époque de la Grande Guerre (1914-1918) pour répondre au concours lancé par l’Etat qui cherchait à donner un emblème aux camions qui transportaient la viande destinée aux soldats du front. Cet escadron, appelé « Ravitaillement en viande fraîche », faisait partie du « Train », structure responsable de l’organisation de la logistique de l’armée française. Le concours ayant été emporté par l’artiste, tous ces véhicules porteraient désormais comme symbole une tête de vache à bouche ouverte, flanquée de l’inscription : « La Wachkyrie ». Ce jeu de mot faisait référence aux Valkyries, personnages féminins de la mythologie germano-scandinave. Selon les différentes légendes, ces vierges guerrières, dotées d’ailes, planaient au-dessus des champs de bataille pour ramasser les corps des combattants abattus et les amener devant le dieu des tous les dieux : Odin. Cette funeste mission, semble-t-il, les a rendu à tel point assoiffées de sang et de meurtres qu’elles ne se sont plus contentées de recueillir des morts mais elles ont commencé à les provoquer. L’affiche de Rabier visait ainsi à détourner ce symbole sanguin de la puissance allemande. En même temps, elle s’accordait bien avec les services quotidiens de l’escadron du « Ravitaillement en viande fraîche ».

La section de Ravitaillement en viande fraîche (RVF) n° B70 devant un autobus
spécialisé pour le transport de la viande
Source : « Anciens du Train et de la logistique de Corse », n°11, janvier 2017, p. 10
lien :http://udac.corsedusud.free.fr/documents/Bulletin%2011-1.pdf – consulté le 09/11/2018
C’est en tant que soldat sur le front de la Grand Guerre que Léon Bel (1878-1957) a dû voir l’image de « La Wachkyrie » de Rabier. Après la guerre, en 1921, elle lui inspire l’idée d’en faire le logo de sa marque de fromage. Ainsi « La Wachkyrie » – retravaillée à la demande de Bel par le même dessinateur, Rabier – devient « La Vache qui rit » (source). Le jeu de mot effacé, elle perd sa charge symbolique, lourde et subversive. Il n’empêche que La vache qui rit trouve ses origines moins dans la ferme des vaches laitières que dans les abattoirs d’où l’on extrait la viande rouge.
« La Wachkyrie » et « La vache qui rit » ne laissent pas l’esprit en paix. Entre les abattoirs et le rire, ne pouvait-il pas y avoir une connexion, ne serait-ce qu’une connexion souterraine ? Au cours de son évolution, la marque s’est bien évidemment détachée de l’anecdote de ses débuts. L’image de la vache s’est humanisée, s’est enrichie d’attributs, le rire est devenu plus lisse pour finir en sourire affable engendrant ainsi la confiance des consommateurs. Cependant, il n’est peut-être pas à exclure que le passé puisse resurgir de manière accidentelle dans le présent ou donner l’impression de l’accompagner discrètement. La robe rouge de la vache – qui au fil des décennies est devenue de plus en plus vive – pourrait évoquer ses origines sanglantes. Son expression de plus en plus sympathique et son air benêt transposent ou dissimulent, par contraste, les mugissements sourds des bêtes d’abattage.
Le rire dont s’esclaffe La Vache qui rit désarme. On reste bouche bée, sans réplique. C’est la Grande Guerre qui lui a donné ce rire bête dès sa naissance. Un rire face à la mort, pour l’affronter, un rire qui désarçonne, face à l’absurdité, un rire qui à l’origine n’était pas joyeux, un rire douloureux, irrationnel, qui finit par être contagieux et qui emporte tout.