« It comes in waves » à la Galerie Thaddaeus Ropac (23 juin- 29 septembre 2018)

L’espace épuré de la galerie Thaddaeus Ropac à Pantin – tel un récipient d’une taille impressionnante – joue le rôle d’une mer sur la surface de laquelle les vagues se meuvent. Ce parallèle peut servir de point d’entrée pour laisser la place à quelques impressions après la visite de l’exposition collective « It comes in waves » présentée du 23 juin au 29 septembre 2018. Les vagues sont ses héroïnes.

Les seize artistes choisis pour cette exposition ont tous au moins un point en commun : ils ont abordé dans leurs travaux le sujet de la vague. Miquel Barceló, Elger Esser, Valie Export, Wolfgang Laib, Jason Martin, Marc Quinn, Pat Steir et Not Vital l’ont traité directement et Georg Baselitz, Resemarie Castoro, Richard Deacon, Sigmar Polke, Arnulf Rainer et Lawrence Weiner de manière métaphorique en revenant à leurs pratiques artistiques passées.

En entrant dans ce cube de 2 000m2 blanc et éclairé d’en haut par la lumière du jour, on se sent immédiatement comme dans un laboratoire où l’on s’apprête à expérimenter sur nous. D’où peut-être cette réserve, cette méfiance impossible à dissimuler et visible sur les visages de ceux qui y pénètrent pourtant de leur plein gré. L’accueil est silencieux et dépouillé de tout ce qu’il pourrait y avoir en trop ; il correspond à cet espace monochrome et d’une géométrie simple. Tout bruit, et surtout celui des mots prononcés, semble nuire à la pureté de ce lieu : on est invité à garder le silence pour respecter celui des murs et entendre les chuchotements des œuvres. Je comprends ce silence, ce minimalisme – signes de l’élégance, de l’aspiration à un idéal – mais une touche humaine m’a manqué. Car dans ces conditions parfaites, le visiteur est contraint à la solitude.

L’exposition donne l’occasion de voir des œuvres d’artistes d’envergure coexister les unes avec des autres. Elle est donc à voir en raison des travaux exposés.

Cependant le texte introductif de l’exposition me semble peu lisible, il est écrit dans un langage qui ne facilite pas au spectateur la réception des œuvres, au contraire, il s’interpose entre lui et elles comme un obstacle à surmonter. Ce langage, j’oserais même dire, est jargonnant. Le jargon tue parfois le propos en lui enlevant le poids, le sens, effaçant les liens avec la réalité. Il est aussi dommageable que le texte n’éclaire pas non plus la signification de la particule « it » du titre « It comes in waves ». Qu’est-ce qui vient en vagues, dans les vagues ? Question intéressante à analyser, essentielle même.

En ce qui concerne les cartels des œuvres, ils ne facilitent pas non plus la visite. Disposés de manière contre-intuitive, il n’est pas aisé de retrouver la règle de leur disposition. Dans les endroits où plusieurs cartels sont rassemblés, on ne sait parfois pas à quelle œuvre quel cartel renvoie. Il faut donc soit connaître les artistes et leurs travaux pour associer un cartel à une œuvre, soit avoir de la patience pour supposer ou investiguer que tel cartel correspond à telle œuvre.

 

Choix d’œuvres

Quelques œuvres séduisent la sensibilité, comme les trois petites toiles bleues de Miquel Barceló. Les paysages sont simples avec seulement de l’eau et le ciel orné d’un nuage immense. Un trait bleu-blanc, long et doux : voilà la mer. Une multiplicité de traces, de points, d’éclaboussures blancs-bleues : voilà le nuage. Ce cumulus monstrueux donne l’illusion d’envahir la mer tel un tsunami. Mais la mer donne, elle aussi, l’impression d’être le fond clair du ciel. Barceló, c’est un maître primaire, enfant et animal tout à la fois.

Barcelo_XXXS.AC.2015
© Miquel Barceló, XXXS.AC, 2015, Mixed media on canvas, 60 x 81 cm (23,62 x 31,89 in)
Photo : Charles Duprat
Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg

 

Steir-Laib

© Pat Steir, Three Times Waterfall, 1992-2000-2016, oil on canvas, image 281,9 x 373,4 cm (111 x 147 in), (PST 1006)
Wolfgang Laib, Milkstone, 2004-2005, Marble and milk, 3 x 101 x 107 cm (1.18 x 39.76 x 42.13 in)
Photo : Charles Duprat
Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg

L’arrangement de l’huile sur toile de Pat Steir, Three Times Waterfall (1992-200-2016), accrochée sur le mur, et de la sculpture Milkstone (2004-2005) de Wolfgang Laib, disposé à même le sol et perpendiculairement à la toile, est particulièrement réussi. Les sillons laiteux des chutes d’eaux semblent tomber dans le creux doux d’une plaque de marbre blanc finement taillée et emplie de lait. Cette sculpture de Laib est d’une poésie indéniable, il s’en dégage une sérénité et une harmonie, un baume pour les sens. Il est possible de s’en faire une idée avec cette vidéo :

 

Laib-Weiner
© Lawrence Weiner, Après la Traversée du Fleuve / After crossing the River, 2011, Wall sticker, 750 cm (295,28 in), (LW 1012)
Wolfgang Laib, Passageway. Inside – Downside, 2011-12, 52 Brass ships, rice, each ship 13 x 15 x 56 – 76 cm (5.12 x 5.91 x 22.05 – 29.92 in), (WL 1067)
Photo : Charles Duprat
Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg

L’approche artistique de Laib, je l’appellerais volontiers « thérapeutique » ou « curative ». Son but étant – me semble-t-il – de permettre à celui qui regarde de retrouver un état d’équilibre, un point zéro de l’existence ou sa plénitude, c’est selon. Son installation Passageway. Inside – Downside (2011-12), composée de 52 petits bateaux en feuilles de laiton pliés dont chacun est planté sur une montagnette de riz, ne s’éloigne pas non plus de cet esprit. Ils semblent échancrer les eaux en formant l’écume sur laquelle ils se maintiennent. La forme et la couleur des navires enchantent les yeux ; les espaces bien proportionnés qui les séparent rendent la composition touchante ; l’ensemble s’impose à l’imagination et donne à voir une flotte navale qui, quelque part dans l’Orient lointain, traverse majestueusement un fleuve. L’inscription « Après la Traversée du Fleuve » de Laurence Weiner survole, accompagne, explique, annonce ou veille sur cette flotte, agit comme une baguette magique en nous faisant lire « Après la Traversée de la Mer » d’un Orient lointain, elle nous transporte sur la Méditerranée d’aujourd’hui.

Le tableau Horizon (2018) de Jason Martin, les courbes et les traits en isoler de Rosemarie Castoro (Two Curves, 1970, Discussions, 1972) ainsi que les toiles palimpsestes d’Arnulf Rainer (Das Meer, 1959-60) – sans aucun arrangement spécial dans l’espace de l’exposition – forment un groupe d’œuvres que rassemble non seulement la même palette chromatique (blanc-gris-noir) mais également des recherches formelles.

Rosemarie-Castoro_Two-Curves

© Rosemarie Castoro, Two Curves, 1970, Gresso and graphiste on masonite, 213,4 x 640,1 x cm (84 x 252 in)
Photo : Charles Duprat
Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg

Les œuvres Rosemarie Castoro prennent des formes sculpturales et fluides. Two Curves n’est pas une pièce à surface plate mais elle ressemble à un paravent japonais composée de deux courbes. Ces courbes donnent en effet forme à l’œuvre mais elles semblent ensuite appeler à devenir elle-même son objet :  dessinées sur ce paravent, elles évoquent la mer tourmentée à l’heure d’un orage. La forme et le fond de cette pièce se répondent, mieux : ils s’influencent mutuellement.

Jason-Martin_Horizon_2018

© Jason Martin, Horizon, 2018, 2018, Oil and beeswax on linen, 171 x 171 x 11,5 cm (67,32 x 67,32 x 4,53 in), (JMA 1266)
Photo : Charles Duprat
Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg

La toile Horizon de Jason Martin rappelle – j’espère que ce n’est pas un abus – des œuvres de Pierre Soulages. C’est le noir recouvert de cire qui dans ses reflets produit la lumière blanche. C’est ainsi qu’est créée l’impression de la mer en mouvement et d’un horizon inatteignable et invisible, mais à deviner.

Arnulf-Rainer_DasMeer_1959-60
© Arnulf Rainer, Das Meer, 1959/60, Oil on canvas, 130 x 200 x 4 cm, (AR 1322)
Photo: Ulrich Ghezzi
Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg

Le tableau Das Meer d’Arnuf Rainer est une œuvre mystérieuse. Il est travaillé par différentes « vagues » de peinture. L’artiste utilise ses propres peintures pour en peindre de nouvelles. Sur celle-là il pose des couches et des traits successifs de noir bleuâtre jusqu’à la disparition de l’image originelle et de tout objet reconnaissable. Résultat : il ne reste que des traces derrière lesquelles on devine d’autres traces. Noyé dans leur profusion qui empêche de voir – comme dans les profondeurs de la mer – on voit encore, autrement, mieux qu’avant. On voit dans l’angle une zone illuminée, parfaitement blanche. Et on est tenté de s’écrier après Nietzsche et Bataille : « La nuit est aussi un soleil ».

Encore deux points importants sur lesquels je souhaite m’arrêter : les expérimentations photographiques d’Elger Esser et de Sigmar Polke puis, la toile immense, un véritable trompe-l’œil, d’Anselm Kiefer.

Elger-Esser_5004-Biarritz_2006

© Elger Esser, 5004 Biarritz, 2006, C-Print, Diasec Face, Forex, Frame 154 x 219 x 4 cm (60,63 x 86,22 x 1,57 in), (EE 1255.1)
Photo : Charles Duprat
Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg

Elger Esser (1967) utilise parfois les vieilles cartes postales dans ses procédés photographiques. Il les agrandit ce qui lui permet d’obtenir une image diluée, granuleuse, et les travaille. Les grandes vagues de la mer à Biarritz et à Granville font remonter le passé et tirent les images vers la noblesse : de simples cartes postales, elles deviennent des œuvres comparables à de grandes huiles sur toiles.

Sigmar Polke (1941-2010) quant à lui, expérimente aussi avec la photographie et la peinture. Cependant, ce qu’explique son goût pour l’alchimie, il joue aussi avec les produits chimiques. Il ne travaille pas sur les vagues ou sur leurs représentations, il ne les cherche pas non plus. Mais parfois, par hasard et selon les réactions entre les produits dans la chambre noire, il en sort quelques-unes. On croirait voir dans la lumière d’une boîte de nuit l’écume de la mer qui s’étale sur le sable :

Sigmar-Polke_Untitled_2000

© Sigmar Polke, Untitled, Mixed media on paper, 199,5 x 150,3 x 5,5 cm (78,54 x 59,17 x 2,17 in), (SP 1015)
Photo : Charles Duprat
Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg

L’approche de Polke est sensuelle et poétique. Mais elle garde aussi en elle, comme un secret, quelque chose propre à la magie : une part obscure, étrange, inintelligible qui exerce un attrait sur les yeux. Ce n’est peut-être pas uniquement leur beauté sans maîtrise due au hasard qui semble fasciner, mais aussi les mélanges insensés des produits, des textures, des motifs etc. apprêtés par Polke. Ses œuvres nées des procédées ésotériques, de la complicité avec la chimie, ne dévoilent-elles pas une part aussi obscure, étrange, inintelligible que réelle du monde ? Une part qu’on partage, sans égard si l’on aime ce qui nous dépasse ou pas.

Anselm-Kiefer_Untitled_2015-16

© Anselm Kiefer, Untitled, 2015-2016, Oil, acrylic, emulsion, shellac, lead and metal on canvas, 470 x 760 x 80 cm (185,04 x 299,21 x 31,5 in), (AKI 1662)
Photo : Charles Duprat
Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg

Une grande toile sans titre d’environ 28m2 d’Anselm Kiefer occupe le plus important mur de l’espace de la galerie. Il n’y a pas de vagues. Au contraire, le paysage est calme, automnal. Les arbres sur le premier plan perdent leurs feuilles ce qui permet de découvrir derrière eux un lac endormi. La matière dont cette toile est faite, vue de près, donne l’illusion à celui qui la regarde d’être dans une forêt humide et marécageuse, de voir avec précision la litière forestière, les feuilles mortes et des fragments de végétations pourries coller sur les troncs d’arbres ou tomber par terre. Et si l’on tourne le regard pour voir le tableau de profil, alors on est surpris de découvrir un lit métallique ressortant – comme une vague – de la surface de la toile. Une découverte violente. En s’en éloignant progressivement, on se trouve à nouveau en face de ce monument : on ne voit presque plus le lit qui semble habilement suspendu sur les branches d’arbres, se fondant parfaitement avec le paysage. Un trompe-l’œil.

Il faudrait regarder mieux cette œuvre, il y aurait des choses à en dire. Mais je vais m’arrêter en disant que la brutalité silencieuse de ce paysage m’a saisi et je prends plaisir à garder inassouvi ce sentiment délicieux.

 

EXCURSUS SUR LA VAGUE

Les vagues d’eau semblent pleines de grâce quand elles s’élèvent sur l’étendue de la mer et la parcourent. Elles semblent violentes quand elles s’écrasent avec force sur les rochers ou s’effondrent dans le sable pour disparaître sans trace. Tantôt douces, tantôt troublantes, tantôt transparentes et tantôt écumeuses, tantôt courbées, tantôt sans forme, elles parsèment la mer et la rendent scintillante. Elles l’animent et lui donnent vie. Chacune, considérée isolément, est fugace : elle apparaît pour un instant, puis disparaît à jamais. On peut même avoir l’impression qu’elle n’apparaît que pour disparaître. Mais dans l’ensemble, les vagues reviennent continuellement, voire hypnotiquement : apparition, disparition, apparition, disparition, apparition… Ne sont-elles donc pas ce qui est passager et éternel à la fois ? Il suffit de quelques secondes pour saisir la vie d’une vague, de sa naissance jusqu’à sa dissolution. Mais ces mêmes vagues lavent les côtes terrestres et bercent les continents depuis la nuit des temps. Elles sont vielles comme le monde. En même temps, elles portent ce monde dans le moindre de leurs mouvements.

Il y a quelque chose de persistant et d’intarissable dans ce flux perpétuel des eaux : c’est peut-être une énergie vitale ou une force aveugle qui monte, s’écrase, s’affaisse et se dissout. Puis, à nouveau, elle remonte. Elle naît et meurt en un seul acte. Puis, à nouveau, elle renaît. Sans raison et sans but. Sans conscience et sans justice. Et pourtant en perpétuel recommencement.

Qu’est-ce qui remonte et renaît – sans s’épuiser – dans cette énergie, cette force des vagues ? Dans ce mouvement qui les fait naître et, d’un seul et même geste, les fait disparaître, dans le clapotement des eaux, les vagues – apparaissant et disparaissant – ne semblent-elles pas souffler quelque chose à celui qui les regarde et les écoute ? Quelque chose qui l’interpelle, inquiète, fait trembler. Quelque chose qui ne parle pas moins des profondeurs de la mer que de celles de l’homme lui-même…

Mais le motif de la vague renvoie non seulement aux flux marins mais également à un schème, un type de mouvement : un va-et-vient, un retour permanent du présent vers le passé, du passé vers le présent, une répétition. Elle est donc un motif plus conceptuel, moins sensible qu’une vague d’eau. Mais comme les vagues, l’homme aussi peut se soulever et tomber, il naît et meurt, dans sa vie il y a des événements qui reviennent du passé et interviennent dans le présent, sa mémoire est comme une vague qui remonte le passé et inonde le présent.

  • Image en tête de l’article : vue de l’exposition
    Photos: Charles Duprat
    Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg

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